L’inachevé de la joie – 36
Au refus global nous opposons la responsabilité entière
Rue Notre -Dame, Saint-Henri, Montréal, Québec 45.47885055710497, -73.59024768559107 Lieu enclavé, non pas oasis, séparé par une traque. Un peu en dehors ou détaché de Montréal, en bas, comme dans une cuvette, sous la richesse, de l'autre côté du promontoire de la falaise, où l'on vit dix ans de plus. Saint-Henri où l'on vit dix ans de moins. Âpreté du lieu, sa nécessité, pour ce qui est, ultimement, le nécessaire, le suffisant pour vivre, en deçà. *** Saint-Henri apparaît tel une cuvette, un lieu presque en retrait du monde, non pas à l'abri, au bas de la falaise. Ancien, fragile, à l'ombre de, ces grands du haut, où l'abondance trépigne; la sueur, l'odeur de cigarette, de fumée, une noirceur, un gris, des maisons vieilles, mais debout, de part et d'autre de la traque. *** Quand je pense à Saint-Henri, je pense à la nécessité, à quelque chose d'élimé, à un certain dénuement des maisons, des rues, des gens, à une âpreté. *** Du lieu, les dimensions ajustées étroitement aux choses, leur laissent peu d'espace de jeu, serrées, la définition minimale des choses correspond aux choses, une banque n'est qu'une banque, dans le regard, elle coïncide avec une absence de marge de manœuvre. Les trottoirs apparaissant mats, sans artifices, au plus près de leur définition, recouverts au plus près de leur lumière. La respiration du passant, des travailleurs, étroite, sans possible extension, vestige des charbons dans l'air, des éclipses d'air, des suffocations le long du canal, caché, inaperçu, son eau salie de déjections, encore polluée; quand l'eau est devenue plus claire des gens d'une autre classe sont apparus, se cherchant des hauteurs, dont moi et mes jobs d'étudiants, regardant, se mirant, jugeant tout en essayant de comprendre la rue Notre-Dame, de Atwater à de Courcelles et au-delà, ce lieu, dans mon souvenir, avec ses passants, peut-être débonnaires ou fatigués; ce lieu fatigué, mais debout. *** Déambulation sur Notre-Dame, en franchissant le viaduc, apercevant en bas, les maisons de bois de Gabrielle Roy, pensant à leurs murs qui vibrent au passage des machines. La machine, dans cet espace-temps, est aussi une voiture, un char. *** La traque qui traverse Saint-Henri, ne savoir d'où elle vient, ni où elle va, en bas de la place Saint-Henri, fosse, dépression où passent les trains, les entendre, les ressentir, faire corps avec Saint-Henri, ses tanneries, ses cigarettes et son alcool. Âpre Saint-Henri, sa tessiture de travail, de renoncements, de paroles, d'entêtements. La traque qui traverse Saint-Henri n'est pas une balafre, elle fait partie de ce paysage de nécessité, lieu nécessaire à la fois pour ses habitants et pour la machine, mobilisant leurs corps, leurs soifs, leur respiration. Chaque corps découpé dans sa lumière, définissant chaque angle avec précision, assignant les choses leur place, à une crudité de couleurs, de matières. Comme jaillissant sous plusieurs couches de poussières et de smog, malgré tout, cet espace-temps, résistant, non pas en guerre, mais en tranchées, tenant le coup, en attente, sans espoir, décisif. *** Au-dessus de Saint-Henri, à son Ouest, après tout ce temps. Celui des tanneries, des usines, du charbon, des étouffements, de l'échangeur Turcot, d'où les carbones, où les poussières sur les toits, dans les fenêtres, où la respiration de dix ans plus courte, maintenant sous un hôpital aux couleurs... vives... vivifiantes... criardes... un affront à cette vie écourtée. *** Machine-o-cène Voir article du devoir du 24 décembre La scène de la machine a commencé depuis bien longtemps. L'exercice du pouvoir, de la domination, décuplé par la vapeur, depuis très longtemps. Ce n'est qu'un souffle dans l'espace-temps de l'univers. S'il est vrai qu'il s'agit bien d'une machine-o-scène, d'un marchandise-o-scène, d'un capitalisme-o-scène, c'est la conséquence de la civilisation occidentale, auquel tous participent plus ou moins volontairement, par l'achat de marchandises, aujourd'hui des marchandises impliquant - provoquant des destructions en une interaction inéluctable de l'environnement Terre. *** Face à l'évènement civilisation occidentale, l'univers répond et sanctionne : ce n'est pas le bon chemin. Mais où donc est le chemin. *** Le contre-poème serait celui qui marche de retour de l'usine à Pointe Saint-Charles, le long du canal, épuisé, vers son logement à peine chauffé, à pied... *** Dans cette machinerie, l'espace des échanges, qui n'est pas un lieu, l'espace de notre rétribution, de transferts, d'équivalences, où les machines, où le mécanisme de plus en plus décident. *** Au reflux global nous opposons la responsabilité entière *** Les machines me parlent Me donnent des réponses Des trajectoires Des nœuds rouges Sur la rue ceux qui passant Avec leur regard sur moi Sans réponses À Saint-Henri *** Cette fadeur indicible de l'horizon, mais la trame de la rue, la trame d'os des habitants, leur ténacité, où la machine évacuait l'air, expirant l'atmosphère, prenant. *** La machine me condense contre une page Contre un mur Contre une chanson étendue dans la fumée d'une taverne Je la remonte pour la fumée des expectorés Je l'alimente quand elle sucre des corps Elle emporte le canal vers ses eaux boueuses Elle ne dit que ce qu'elle est Au contraire du poète qui veut la débouter Acculé aux briques et aux crépis Ou sous des cheminées ouvertes Sa marche de hêtre se voudrait légère La machine n'est qu'elle et voudrait que tous s'ajustent D'où ces mots dispersés à la surface des corps Qui profitent comme moi un instant du soleil effacé de la rue Notre-Dame *** Les Tanneries L'émulsion dans l'eau Où des restes de chair lessivés Où les reflets des visages disparus Quand elle passe le long des pas Aux alentours des rues avalées Les scies des gestes débités Reçus aux matins et aux soirs À l'échappée des couchers de soi Une atmosphère à retirer des corps Pour la respiration est cela le dimanche ou jamais Journées rares des sucres Redpath Au plus loin des charbons d'eau purifiés *** Pour G. Sur Notre-Dame, sa robe rose est un coup fumant La circulation affiche une liste des fatigues tout en gris Les fumées sont éteintes pour un instant S'exclure des rouages en nœuds sauvages Contraindre la montaison des arsenics dans le canal Lachine en elle extrait des encres Au bleu ses pieds nus, son sexe nu La profondeur n'existe pas au terme du ciel Chaque vie semoncée et un peu plus effacée Entre les murs trop papier trop craie de vie Vagabondage de l'ouest souffle le long des trottoirs joues rouges *** Sa présence, en ce lieu, sa tessiture, descendue avec moi dans ce joli enfer, tant aimé, ses personnes sont personnages, ses fers des étonnements, sa suie un limon de vie, en attente d'une lumière qui pourrait être avec chacun, non pas le paradis ni la rétribution, peut-être un peu moins d'injustice, elle passe en ce lieu non pas comme l'ange vengeur, mais comme un corps qui veut sa respiration. *** Tombé sur lui-même, le lieu En ses trottoirs, ses asphaltes, ses murs Retombé une autre fois encore Comme en un cataclysme permanent Se construisant de ses fragilités Contre les corps transis de lassitudes En lui, le lieu, capital Ajouter des talles de pissenlits, de chiendent Des musiques que les arbres relaient Et des cheveux-claviers escapades souris sur le gris des murs Qu'empoignent les yeux pour faire surgir des amen Qui hantaient l'Église de Saint-Henri La Pentecôte de l'espoir, la langue sacrée des soulèvements doux Sur Notre-Dame, entre De Courcelles et la traque Où s'ouvre béante la circulation aiguë des convois-voyages Dormants immobiles dans leurs rêves vitrifiés Friables jusqu'à la prochaine rue Avec le trottoir devenu semblable à leurs pas Une végétation de sensations dans l'atmosphère Pour joindre à chaque atome des passants Une autre flamboyance : l'espoir que je leur souhaite *** Pas de musiques ni de chansons encore pour Saint-Henri, déposé en lui-même, dormeur éveillé, entre deux passages de train, se retournant dans son lit pour sentir les odeurs de putréfaction d'urines-d'usines, les roues creuses, la mort tombée sur les ouvriers, dix de moins, ans à entendre l'écho des fers. Tel est le lieu de ces corps. *** Est-ce que je peux dire: avec moi? Ces corps avec moi? *** Si moi je m'éveille à Saint-Henri, corps-ouvrier, ou corps; j'allume la chaufferette à l'huile, et son long tuyau, payer l'huile, c'est cher, je note la hauteur de la flamme, frimas sur les fenêtres, corps pas d'usine, en cuisine, non usiné, corps que je peux dire intact, entre les frémissements, ouvrant le poêle pour le café, carburant pas encore combustion, en méditation, sans sort distinct, pas encore noyé de travail, attendant à Saint-Henri la découverte du lieu, le long des rails, à l'emporte-pièce, qui se séparent dans mes cauchemars, j'attends que l'huile vienne à la flamme du pilote pour l'alimenter, ma vie se déroule en ce lieu, sur Notre-Dame, vers la fosse du rail. *** Contre-poème Corps, pas machine, pas plus que l'air, la nourriture, les rues, dans cet élimé Saint-Henri Comme au-dehors, machine, bielles d'usine, courroies Rejets d'os, de muscles Hors les corps Où ils tournent tournent leurs temps De la résistance de chaque muscle Jusqu'aux soifs de plus en plus de chansons Sans mains, les chansons Pour contredire le bruit Dans la résonance sans arrêt Ils s'immobilisent pour une panne de marchandise Je les imagine cherchant le jour et asphyxie Les voilà presque arrêtés au seuil des eaux de naissance Échine nouvelle des tremblements de joie Ce ciel épuré de son bleu Sur les épaules de chaque corps léger *** Ce lieu, la rue Notre-Dame entre De Courcelles et la track, frustre et décapé, de ses multiples tremblements, élimés, au regard, défini et redéfini, émergeant dans une lumière à la fois fade et drue, où elle passe, avec ses couleurs aux joues, et sa robe longue rose. Elle ne donne pas sens à ce lieu, elle l'affirme, ses seins se balançant sous sa chemise blanche retroussée aux manches, le précipité du paysage autour d'elle, devant elle, et devant moi, le viaduc, bientôt le parc, aucune brillance des édifices, des trottoirs, non pas qu'elle soit plus lumineuse qu'eux, les vivants du temps dur de Saint-Henri, elle les accompagne, comprend que comme eux elle est un de ses acteurs, déroule sa marche en scrutant chaque détail des formes attablées à la dureté de l'histoire, l'histoire du lieu fait de faims, de travail, d'épuisement et de joies. Elle est ma joie dans ce lieu, passant avec moi et traversant la track. *** Porteur d'eau, porteur de douleur. La vie est une suite d'épreuves, n'est que douleur? À Saint-Henri. Ce qui est difficile, la misère se mêle à la joie. Contre-poème Une gigue de chacun Une rue monte vers la falaise La dépasse Un reel de tous les instants Une gigue de tous les habitants Un soir de feux allumés D'arrêt de travail De faim et d'alcool Un autre jour Jusqu'au haut de la falaise À Westmount où les corps vivent vieux Dans l'atmosphère enténébrée de leurs déchets De charbons et de soufres Mes chansons contre leur brutalité En gigue, en joie *** Le chant du contre-poème monte le long de la falaise. Ce ne sera pas pour briser l'élocution ou les demeures des nantis ni les enterrer. Les convoquer à entendre? À entonner avec lesdits habitants, le chant du lieu et des gorges, une marée, une montée d'eau inéluctable, noyant jusqu'au-dessus de la falaise les privilèges et les luxes. *** Où est donc la responsabilité entière de ceux qui ont profité de ces corps? *** Je retiens mon souffle pour l'écriture en ce lieu, en cette chambre, à juxtaposer leurs suffocations à ma suffocation, dans leurs poumons emportés, de mon souffle, insuffisant. *** Sur chaque lieu, pèse maintenant la main de l'homme, ses exhalaisons, ses mots, plus de lieu sans ses mots, ses phrases chimiques, ses exubérances fossiles.
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